La botte secrète

14.2.10

Nous formions un trio à part dans la cour du lycée. Deux garçons et une fille. Deux XY et une XX. Une équation à trois variables qui rarement n’arrive à se résoudre.

Pierre était un beau garçon, très distingué. Grand et élancé, il portait toujours de beaux pantalons bien taillés assortis dans les mêmes tons de chemises au col soigné. Il était sûr de lui et dégageait un charisme indéniable. Intelligent et doté d’un grand sens de l’humour, sa bienveillance envers la belle lui valait son dévouement. Elle, d’une beauté rare, attirait le regard dés la première seconde. Pourvue d’un rire tonitruant et d’une gaieté jamais mise à défaut, elle irradiait la cour du lycée. Ses longs cheveux bruns entouraient un visage rond où naissait un large sourire qui faisait ressortir deux belles pommettes bombées. J’étais la troisième variable du trio. Plus discret que mon camarade, je refermais le triangle. Je me sentais bien avec mes deux camarades. J’avais trouvé en eux un équilibre et une amitié certaine. Bout en train et espiègle, j’amusais la belle. Je compensais mon sentiment d’infériorité par une accumulation de conneries débitées à vive allure. Le but du jeu inconscient qui se tramait entre Pierre et moi était pourtant clair. Nous jouions et rivalisions constamment. La faire rire le premier pour attirer ses faveurs était notre enjeu permanent même si aucun de nous deux ne voulait l’avouer. Elle, belle ingénue ou fausse naïve enjouée, s’amusait de cette situation ou bien simplement se jouait-elle de nous.

Nous étions devenus très proches et indissociables. L’enfièvrement de Pierre était palpable. Le mien même si je tentais de le dissimuler devait être tout aussi éloquent. C’est de lui qu’est venue la première invitation. Il nous proposa de se rencontrer hors du lycée. Pierre avait un ascendant majeur sur moi. Il disposait d’une voiture. Affranchi et libre, il pouvait à tout moment s’emparer de la belle et me laisser sur le carreau. J’en étais conscient. Je m’accrochais. Le jour fut fixé au samedi suivant dans une grande discothèque branchée. Pierre et moi savions que cette soirée était décisive pour l’un ou pour l’autre. Chacun avait mis tous les atouts en sa faveur. Je pénétrai dans l’auto. Le fort parfum musqué de mon camarade ainsi que sa tenue vestimentaire trahissait l’homme en chasse disposé à conclure. J’avais également mis le paquet sur ma présentation, quoi que moins endimanché que mon rival. Elle arriva quelques minutes plus tard. Starlette des années 90, avec toujours le même sourire accroché, elle sentait bien que les deux copains de classe s’étaient brusquement transformés en prétendants affables.

La soirée s’écoulait agréablement au son des rythmes techno qui ne semblaient guère plaire à Pierre. Il ne bougeait pas de son fauteuil et nous regardait, l’œil hagard, danser sur la piste enfiévrée. Collés, serrés, mains jointes ou caressantes, et clins d’œil complices. Je commençais à creuser l’écart avec mon alter-ego. Lui craintif et assourdi par les basses persistantes de la sono nous suivait du regard avec une méfiance croissante aux fils des heures. Elle, certainement gênée, par cette situation délicate décida en milieu de soirée de revenir vers lui s’asseoir à sa table. Je la suivis. Je ne comptais pas lâcher l’affaire.

Elle échangea quelques paroles avec lui, discussion houleuse que je n’entendis pas mais que je pouvais lire sur leurs lèvres. Après cet échange vif, l’ambiance se figea. Tous les trois, pourtant si unis, étions désormais plongés dans un silence embarrassant. Pierre regardait ses chaussures tandis que la belle papillonnait les yeux au ciel, visiblement agacée. Le triangle était entrain de se disloquer. Je sentais que c’était le moment propice pour l’estocade finale. Quelque chose venait de se passer entre la piste de danse et notre tablée d’un soir. Pierre était assis en face de moi sur un pouf et elle venait de se rapprocher de moi sur le large divan. Sur celui-ci, était disposé une dizaine de gros coussins noirs. Quelques instants de stupeur et soudain, pris dans un élan non-calculé, je me saisis de l’un d’entre eux. Je me penchai vers elle le coussin dans la main gauche masquant mon visage. J’empoignai sa tête de l’autre main et lui collai un baiser forcé. Un instant offusquée, elle tenta de se retirer puis prit un autre coussin qui rejoignit le mien pour définitivement calfeutrer notre accolade passionnée.

J’étais assez fier de ma botte secrète. Satisfaction que je n’eus pas l’occasion immédiatement de dévoiler. Le retour de soirée fut évidemment très tendu. Nous savions, Pierre et moi, qu’il en serait ainsi. Il fallait un gagnant et un perdant. Ce soir là, un couple était né et une amitié triangulaire s’était perdue entre deux coussins. C’était le 14 février 1990. Il y a vingt ans. La beauté évanescente, objet de notre convoitise, est devenue six ans plus tard ma femme.

Photo

A noter, le début aujourd’hui du grand concours “billets d’amour” initié par See Mee de BlogExpérience. Pour une fois, je ne participe pas mais suis membre du jury.
Pour tout savoir et participer, c’est ici ! :)

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