Une force tranquille

7.3.10

C’était un tout petit bout de femme. Un mètre cinquante, soixante tout au plus. Discrète, elle menait sa vie, comme souvent pour les femmes de sa génération, dans l’ombre d’un mari bourru et autoritaire. Elle ne faisait pas d’éclats, assumait ses tâches sans jamais rechigner. De ses travaux pénibles exemptés de reconnaissance, jamais elle ne se lamentait. L’ego que l’on prend plaisir à faire reluire aujourd’hui n’avait aucun sens pour elle. Famille, travail, tradition étaient ses raisons de vivre, son plaisir quotidien. Seul le service rendu aux êtres aimés comptait et expliquait sa présence ici bas.

Et d’ici bas, elle a subitement disparue. Même son décès est passé inaperçu tant il semblait inéluctable au regard de ses quatre-vingt-quatorze ans d’existence. Cette femme dont on a aujourd’hui perdu le modèle, c’était ma grand-mère. Mamé, disparue depuis vingt ans, a fait partie de ma vie sans que vraiment je ne la remarque. Elle était là, près de moi, près de nous comme une évidence. Déjà vieille alors que je n’étais qu’un jeune enfant boutonneux, elle a accompagné mes mercredi après midi sans que je ne sente vraiment sa présence. Des pas légers, une parole réduite au minimum, elle était aérienne, semblait être détachée de tout problème. Toute difficulté était d’ailleurs reléguée au genre métaphysique, nettoyée par son pragmatisme. Elle avait une ligne de vie et n’y dérogeait pas. Elle représentait pour moi la stabilité, l’expérience et la bienveillance faite femme.

Mamé Marie était un pilier, un exemple qui, par son humilité, m’intimait à ne pas me plaindre de ma condition, bien meilleure que la sienne. Je ne savais pas ce qu’elle avait enduré, quelle avait été sa vie dans sa jeunesse, ni quel chemin l’avait porté ainsi aux nues de mon admiration. Je n’avais de toute façon pas besoin de comprendre. Elle était et cela suffisait.

Etonnamment, personne ne la couvrait de louanges qu’elle aurait pourtant amplement méritées. Comme toute la famille, je préférais la brocarder sur ses comportements surannés. Comme les preuves d’affection n’étaient pas légions dans notre cercle, c’était ma façon de lui rendre hommage. Il y avait son phrasé inimitable dans lequel elle mélangeait savamment le français et l’occitan de ses montagnes, allant même jusqu’à inventer des mots. La poire n’était pas pourrie, elle était « clouque ». Mes vêtements n’étaient pas froissés mais « faougnés ». Chaque expression était l’occasion de moquerie qu’elle prenait avec humour et légèreté. J’avais même décidé de compiler tous ses mots et formules dans un dictionnaire intitulé « le petit Marie illustré ».

Elle raccommodait les chaussettes avec un œuf à coudre en bois. Objet incongru que je prenais un malin plaisir à dissimuler dans le bac à œufs du frigo. Je riais en la voyant rapiécer l’infime trou dans la laine élimée alors que quatre sous auraient suffi pour acheter une paire neuve. Je la traitais de tortionnaire quand le dimanche, elle pendait le lapin à un crochet et d’un coup sec l’assommait pour ensuite le dépecer. Avec chaque goutte de sang qui tombait sur le sol, j’aurais pu, pour venger la pauvre bête, écrire avec mon doigt « Mamé m’a tuER ».

Mais à chaque taquinerie, un rictus espiègle venait couvrir son visage creusant encore plus ses grandes rides, sillons profonds de sa tendresse.

L’image de ma Mamé floutée par toutes ces années d’absence reste pour moi aussi difficile à recoudre que de vieilles chaussettes. Quand je pense à elle, seules quelques lueurs surviennent. La seule représentation persistante est celle d’un personnage robuste, tendre et effacé, voué aux autres et à son travail. Je pense souvent à cette photo perdue où elle posait, de retour de ses vignes avec deux épais fagots de sarments sous chaque bras et un autre sur la tête solidement harnaché par une corde serrant son menton carré et rugueux. C’est l'effigie rassurante qu’il me reste de ma Mamé : une force tranquille au suintement d’une vie rude et qui, par son abnégation, a collaboré à ma construction d’homme.

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