Le lit-bateau

7.7.10

image Mon antre, ma vie dans une pièce de dix mètres carrés. Dans son ventre, un bouillon, des sempiternelles questions déclinées au pas des saisons, des âges, des joies et des infortunes : ma chambre. Une chambre banale d’adolescent à ceci près que tout était vieux dans cette pièce. De l’armoire au lit, de la tablette de nuit à la commode. Du vieux bois vermoulu, des meubles si vieux que personne ne pouvait les dater. Ils étaient là posés dans la maison, dans cette pièce depuis toujours.

Flanquée sur le mur de droite, trônait la grande Normande au miroir biseauté et travaillée de la moulure comme je l’étais parfois de la tête. Sur les flancs, le haut, le bas, le tiroir et les étagères, partout, des arabesques biscornues creusaient dans son lard. Ornement ésotérique qui m’agaçait quand je voulais m’examiner dans son miroir buriné. Nids à poussières que ces contorsions, j’y glissais parfois mes doigts rêveurs pour tenter de découvrir au toucher de ces courbes une quelconque beauté, un éclat que je n’ai jamais trouvé. Sur le mur opposé, le lit se réfléchissait, un meuble du même acabit, un vieux lit-bateau, deux longs pans de bois, à sa tête et à son pied : une sorte de conque rehaussée par un épais matelas posé sur un autre matelas encore plus épais qui servait de sommier. Et des ressorts, partout des ressorts dans ce pieu flottant, si bien que l’impression de naviguer en eaux troubles en était renforcée. Les rebondissements excessifs qu’il occasionnait me donnait la nausée, certainement le mal du lit-bateau. Très vite, il était devenu trop petit, mes pieds touchaient le bas de la conque empêchant les étirements matinaux et obligeant un repli sur moi-même. Recroquevillé en chien de fusil, je régressais et tapies entre mes jambes, mes mains moites peinaient à stabiliser les remous du matelas. Il était le théâtre branlant de mes naufrages, de la versatile crise d’adolescence aux prémices du mensonge puis de la raison, mais aussi de tous les abordages, succès d’estime, émois liminaires et premiers bonheurs initiatiques. C’est dans son creux instable que finalement, j’avais construit une partie de ma vie.

Alors quand est arrivé le moment de déménager la maison, les vieux meubles sont partis. Pour la première et dernière fois, ils ont changé de lieu. J’ai croisé la Normande et ses vilaines excroissances. En pièces détachées, elle a rejoint le camion du brocanteur. Mais le lit avec ses remous de l’enfance est resté, impossible de m’en séparer. J’ai démonté avec soin les pans coincés par des boulons rouillés puis j’ai dépoussiéré les matelas et enfin une fois contrôlé que les ressorts couinaient encore, je l’ai installé dans une jolie chambre de dix mètres carrés, plaqué contre le mur de gauche. Et pendant quelques années encore, mon fils a dormi dans mon vieux lit-bateau.

Illustration

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