Le champ de la distillerie

25.8.10

image Se souvenir en un éclair de lui : un copain d’enfance, certainement le seul, le vrai dont je garde quelques bribes de mémoires du quotidien intactes et parsemées de refuges incongrus, d’occupations étranges mais aussi de bêtises et forfaits de notre âge.

Et de voir parmi ces éclats surprenants, des amas de lie de vin séchée au soleil sur un terrain vague : lieu de puanteur par excellence, odeur grasse et chaude de la grappe de raisin pressé glissant à perte de vue sur des couches rouges violacées et saupoudrées de la poussière ocre du sol. C’est au creux de ces montagnes d’alluvions que nous élisions domicile : une cabane bloquée entre deux agrégats, à l’abri des regards ; ni l’odeur, ni les mouches, ni autres insectes rampants ne nous dérangeaient. Une palette en bois abandonnée en guise de sol, deux longues planches puis deux autres croisées par-dessus bâtissaient une charpente de fortune. De nos mains vinasses, nous étalions sur cette carcasse les squelettes de grappes compactées que nous poussions par pelletée des deux monts formant nos murs porteurs. Nous obtenions ainsi un remarquable toit opaque couvrant un tas de plus, factice, qui dans sa cavité creuse nous garantissait la meilleure des cachettes.

Ainsi, coupés du monde, dans un endroit où personne ne nous chercherait, nous sortions de nos chaussettes deux paquets de cigarettes : « gauloises brunes » chapardées à mon père et élégantes longues « kool menthol » de sa mère. Nous mélangions nos tabacs comme des frères mélangent leur sang et tirions de longues bouffées de crapauds recrachant la fumée sans l’avaler dans un étouffement d’adolescent. Nous restions ainsi des heures, hermétiques à la chaleur suffocante que notre grotte diffusait entre ses limons. De temps à autre, nous percions le toit de nos têtes pour guetter le bruit soupçonné d’une pelleteuse au loin, engin exterminateur de notre antre, qui venait une fois par semaine dégager le terrain. Et jusqu’au soir tombé, nous échangions dans deux mètres carrés notre joie d’architectes, d’aventuriers bâtisseurs du champ de la distillerie.

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